mardi 27 février 2007

Lacombe Lucien


"C'est curieux... Je n'arrive pas à vous détester tout à fait."

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Cinq ans après le choc asséné par Le Chagrin et la pitié de Max Ophüls*, à contre-courant d'une vague de fictions faisant toutes l'éloge de la France résistante et triomphante, Louis Malle faisait à son tour, avec Lacombe Lucien, résonner sa discordance dans le concert des idées reçues sur la période de l'Occupation. Ce portrait d'un adolescent provincial puise son inspiration parmi les souvenirs conjugués du cinéaste et de son co-scénariste, l'écrivain Patrick Modiano, sur cette époque trouble du régime de Vichy. Les deux premiers romans du futur "Prix Goncourt", dont les parents ont vécu dans une semi-clandestinité entre 1942 et 1944, abordaient d'ailleurs le sujet de la collaboration. Accusé à la fois par les communistes et les gaullistes d'avoir osé salir la Résistance en "légitimant un collabo", Malle s'était défendu en arguant du fait que les Français avaient trop longtemps été entretenus dans une version officielle et idéalisée de l'Histoire selon laquelle le pays dans son ensemble s'était opposé à l'occupant. Salué par la critique ("Prix Méliès" 1974), Lacombe Lucien reçut, en 1975, le "Prix du meilleur film" de la BAFTA et fut sélectionné dans la catégorie "meilleur film étranger" des Golden Globes et des Academy Awards.
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Juin 1944, dans une petite préfecture du Sud-Ouest. Pour ne pas retourner travailler à l'hospice, dans lequel il fait partie du personnel d'entretien, après cinq jours de vacances, Lucien Lacombe voudrait rester, en vain, dans la ferme de M. Laborie, l'exploitant qui employait son père, prisonnier en Allemagne, et devenu l'amant de sa mère Thérèse. Il tente alors d'entrer dans le maquis en sollicitant l'instituteur Peyssac, l'anonyme principal animateur, mais celui-ci le juge trop jeune et refuse. Lacombe reprend en vélo la route de la ville où il arrive après le couvre-feu à cause d'une crevaison. Il échappe de justesse à une patrouille de soldats allemands mais, remarqué par un milicien, il est emmené de force à l'"Hôtel des Grottes", le quartier général de la police "gestapiste" française. Tonin et Jean-Bernard, les responsables, le prennent en sympathie, le font boire et Lacombe en arrive à dénoncer Peyssac, alias 'le lieutenant Voltaire', dans la conversation. Tonin lui propose de les rejoindre et Lacombe participe à une première opération chez un partisan non actif de la Résistance. Au cours d'une visite chez le tailleur Juif Albert Horn, une relation de Jean-Bernard qui a réalisé pour lui son premier costume, Lacombe rencontre France, la fille de ce dernier, laquelle devient rapidement l'objet d'une cour très pressante.
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Contrairement à ce laisserait à penser le revirement de position du journal "Le Monde"** au moment de sa sortie, Lacombe Lucien ne souffre d'aucune ambiguïté morale. Louis Malle laisse le spectateur élaborer sa réflexion et formuler son propre jugement, mais, dès la courte (deux minutes) scène d'ouverture du film, il ne fait pas de doute qu'il n'a lui-même pas beaucoup de sympathie pour son personnage principal. Sans être totalement antipathique (la réplique en exergue en témoigne), Lucien Lacombe est un individu ordinaire en errance, à la recherche d'une raison d'être et d'une identité qui ne soit pas seulement administrative, comme le suggère finement le titre. Brutal, transgressif, sans véritable moralité, cet animal prédateur et solitaire devient un collaborateur par hasard plus que par dépit ou par opportunisme. S'interrogeant sur la banalité du mal, Hannah Arendt avait eu cette remarquable formule qui décrit parfaitement le film et son "héros" : "c'est dans le vide de la pensée que s'inscrit le mal". Lacombe ne développe aucune véritable malignité, il n'a simplement pas de substance, pas de conscience. Ce vide terrifiant le conduit, sans transition, de l'innocence au crime, de la déférence à la profanation.
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L'intrigue est solide et la progression dramatique parfaitement maîtrisée. La mise en scène des personnages et des atmosphères, sobre et méticuleuse, profite d'une évidente économie de moyens et des talents conjugués d'acteurs expérimentés, de débutants et de non-professionnels. Le Suédois Holger Löwenadler, un des interprètes favoris de Gustaf Molander, est remarquable dans son magnifique rôle-contrepoint au personnage central. Pour sa première apparition au cinéma, Aurore Clément offre une prestation toute en suggestion et en délicatesse. Enfin Pierre Blaise, choisi pour sa ressemblance avec Charles Le Clainche, l'interprète de l'ex-collaborateur François Jost d'Un Condamné à mort s'est échappé de Robert Bresson, malgré ses réticences à faire l'acteur, est d'une grande justesse et contribue, par son naturel, au réalisme et à la qualité du film.
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*dont l'impact en France fut différé de deux ans, le film, refusé par la télévision pour laquelle il avait été produit, n'y fut diffusé qu'en 1971.
**après avoir qualifié le film de "chef-d'œuvre", le quotidien dirigé par Jacques Fauvet dénonçait quelques semaines plus tard un film "dangereux".

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