mercredi 21 juin 2006

Kumonosu jô (le château de l'araignée)


"... Changer l'ordre du monde aidé de quatre démons."

Le cinéma comme l'histoire nécessite du recul. Après Rashômon et Shichinin no samurai accueillis, d'abord en Occident, comme des films majeurs, Kumonosu jô fut souvent perçu comme caricatural et ne connut pas, à son époque, le succès des précédents. Même le jury de la Mostra 1957, présidé par René Clair, lui préféra Aparajito de Satyajit Ray. Comment, aujourd'hui, ne pas faire figurer cette remarquable transposition du "Macbeth" de William Shakespeare parmi les chefs-d'œuvre du maître japonais et dans la liste des classiques du cinéma qu'il faut nécessairement avoir vu ? Probablement même devant l'adaptation tournée en 1948 par un autre génial cinéaste, Orson Welles. Lequel donnait, cette même année 1957, une nette inflexion shakespearienne à son Touch of Evil. La force et le talent d'Akira Kurosawa, avec Kumonosu jô, consistent à nous laisser croire que cette tragédie n'existait que pour devenir un jidai-geki.
Après avoir brillamment maté la rébellion de Fujikami allié à Inui, des vassaux de leur suzerain, Washizu Taketoki et Miki Yoshiaki, les chefs des deux premiers forts de la seigneurie, se rendent auprès de celui-ci. Perdus dans la dédaléenne forêt de l'Araignée au milieu d'un violent orage, ils finissent par apercevoir une hutte dans laquelle se tient un étrange et irréel personnage actionnant un rouet*. Il s'agit d'un esprit qui décline sans hésitation l'identité et la fonction des deux hommes. Il prédit ensuite au premier qu'il remplacera Fujikami à la baronnie du nord puis deviendra le seigneur du château. Il annonce au second sa nomination à la tête du premier fort et l'accession ultérieur de son fils comme suzerain. Amusés et troublés à la fois par ces présages, Washizu et Miki arrivent enfin épuisés au château. Les récompenses qu'ils y reçoivent confirment la première partie de l'augure énoncé par l'esprit. Installé dans la demeure occupée précédemment par le félon Fujikami, Washizu rejette les arguments de son épouse Asaji sur le danger que représenterait la prophétie dans l'hypothèse où elle serait révélée par Miki au suzerain et sur la nécessité de prendre l'initiative pour qu'elle se réalise. Un messager vient alors annoncer la présence de troupes seigneuriales aux abords du domaine.
"L'homme a du génie lorsqu'il rêve" disait Kurosawa. De deux choses l'une, soit le cinéaste était le plus formidable des rêveurs, soit son génie onirique était incommensurable, lui permettant d'en conserver un forte dose une fois éveillé. Kumonosu jô est une œuvre d'une incroyable puissance formelle et implicite. Kurosawa tente, une nouvelle fois, en stigmatisant leur folie, d'inciter les hommes à changer. Comme dans la pièce originelle, la figure de la femme est le vecteur de la réalisation de la malédiction, le surnaturel apportant une démonstration supplémentaire. Même en ayant connaissance de son destin, l'humanité, si elle ne se réforme pas, court à sa perte. Le cinéaste sait rendre parfaitement troublant cette existence sous influence d'une prédiction, ce va-et-vient permanent entre incrédulité et superstition tout en soulignant les multiples lectures possibles de l'histoire immédiate.
Sur le plan de la cinématographie, on frôle la perfection. La rigueur et la sobriété de la mise en scène sont encore remarquables, comme le sont les photographies d'Asakazu Nakai, déjà à l'œuvre sur Shichinin no samurai et qui aura l'occasion d'en donner une version polychrome dans Ran, et la partition de Masaru Satô. Un lyrisme parcourt sans faille la totalité du métrage, dans lequel s'exprime également le nô, en particulier à travers l'impressionnante interprétation de Isuzu Yamada. Faut-il évoquer celle de Toshirô Mifune ? Non, regardez plutôt le film !
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*symbole de la figure universelle des Parques.

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