jeudi 23 février 2006

La Grande bouffe


"Ben, il est trop gros, ton poème."

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N'est-il pas incroyable de penser que le propre frère de Louis Malle soit à l'origine de la notoriété populaire et internationale de Marco Ferreri ? Vincent Malle, producteur du Souffle au cœur qui avait défrayé la chronique deux ans plus tôt, va connaître un autre scandale avec ce nouveau film dès sa présentation à Cannes. Ce qui n'empêchera pas La Grande bouffe, représentant français, d'en repartir avec le "Prix FIPRESCI" (ex æquo avec La Maman et la putain de Jean Eustache... co-produit par un certain Vincent Malle). Le film ferait-il autant sensation s'il était présenté aujourd'hui pour la première fois ? Probablement. Les mœurs ont pourtant, depuis plus de trente ans, bien changé et les spectateurs ont été habitués à en voir de "vertes et de pas mûres" au cinéma. Mais ce qu'il visait, objectivement et subjectivement, reste en effet toujours d'actualité. Qu'on le veuille ou non, qu'on l'apprécie ou pas, le quatorzième film de fiction du réalisateur lombard, sous son seul nom, a marqué significativement et durablement le cinéma.
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Quatre amis très dissemblables, Marcello, commandant de bord sur DC-8, Ugo, le cuisinier, Michel, le réalisateur de télévision et Philippe, le juge, se réunissent lors d'un weekend dans une vieille maison familiale pour se livrer à un séminaire gastronomique et, pour une raison qu'eux seuls connaissent, un suicide culinaire collectif. Ugo a, bien sûr, la haute main sur la confection de menus tous plus recherchés et indigestes les uns que les autres. Marcello ressent cependant très vite le besoin d'associer aux plaisirs de la table ceux de la chair. Aussi recrute-t-il trois prostituées pour participer à ces agapes orgiaques. Effrayées par la tournure des événements, celles-ci s'enfuiront au petit matin, Andréa, aimablement invitée par Philippe, restant l'unique mais généreuse représentante du sexe faible. L'institutrice, littéralement fascinée par cette entreprise suicidaire, se prendra rapidement au jeu, apportant à ses nouveaux compagnons toutes les ressources de sa volupté.
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Le mieux, pour aborder ce film, est d'arriver sans a priori. Ce qui, je le reconnais, n'a rien d'évident compte tenu de la réputation qui le précède. La seconde suggestion de "consommation" (nous reviendrons sur ce terme crucial) est de garder à l'esprit la profonde différence qui existe entre Marco Ferreri et le plus inspiré des réalisateurs de teen movies. Provocateur et grossier dans la forme, le cinéaste ne cherche pas à flatter nos plus vils instincts, il les tourne, au contraire, en dérision avec cette fable absurde et surréaliste. Et le choix de la France, pays de Rabelais et de Sade, de la "bonne bouffe" et du "French Lover" pour lui servir de cadre, n'est pas anodin. Ce gavage organisé, imaginé par l'ancien élève vétérinaire Ferreri, n'a pas pour objectif de dénoncer le traitement inhumain fait aux palmipèdes de tous poils, mais de souligner la part animale de l'homme, cultivé de surcroît, et son triste sort lorsque la volonté n'est plus soumise à la raison (un des piliers centraux des métaphysiques cartésienne et kantienne). Et le fait que quatre acteurs aussi renommés (conservant, comme Andréa Ferréol, leur vrai prénom) se soient prêtés, sans retenue, à ce scénario particulièrement inconfortable ne donne que plus de poids à cette métaphore satirique. Vu sous cet angle, le film est d'une grande originalité et d'une profonde pertinence. La dimension politique de cette critique est également manifeste puisque certains dialogues, signés par Francis Blanche, n'hésitent pas à faire référence au Tiers-monde. Comme souvent, la réalité dépasse la fiction et la société de consommation (dont l'une des significations est synonyme de destruction), exécrée par Ferreri, pourrait être, aujourd'hui, encore davantage stigmatisée.

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