vendredi 28 janvier 2005

Casa de lava


"Ils n'ont pas de maître... Ils ne peuvent pas se sauver..."

Contrairement à O Sangue*, et malgré sa présence en compétition à Cannes en 1994 dans la sélection "Un Certain Regard", ce second long métrage de Pedro Costa est passé presque inaperçu. Ce n'est qu'après la sortie d'Ossos que Casa de lava et son réalisateur ont été enfin reconnus par les professionnels du cinéma et le public français averti. Cinq ans séparent O Sangue et Casa de lava. On sait que le cinéaste portugais n'était pas satisfait du premier, pourtant bien accueilli par la critique. Le deuxième marquera donc une rupture et sera, à son tour, marqué par une rencontre. Une rupture avec une conception classique du cinéma, notamment sur le plan du scénario. Une rencontre avec les îles du Cap Vert, site qui inspirera le réalisateur pour ses films suivants.
Leão (Isaach De Bankolé), un jeune ouvrier capverdien immigré à Lisbonne, est tombé (s'est jeté) dans le vide sur le chantier où il travaille. Après deux mois d'hospitalisation, il est transporté, à la demande de proches, dans le coma vers son île natale. Mariana (Inês de Medeiros), le jeune infirmière qui s'est occupée de lui, est chargée de l'accompagner. Bloquée sur place pendant une semaine, elle va progressivement entrer dans la vie des membres de la petite communauté qui y vit et tenter de comprendre les liens et tensions qui existent entre eux.
Aride et beau. En seulement deux films, Pedro Costa a su acquérir un style cinématographique personnel, bien qu'il s'inscrive dans la mouvance de ses prestigieux aînés, notamment Manoel de Oliveira. Il fait, en tous cas, montre, dans Casa de lava, d'une maîtrise et d'une maturité étonnantes pour un réalisateur de trente-six ans. Le cadre "social" et la thématique sont encore assez proches d'O Sangue, une communauté partiellement familiale et matriarcale et les tentatives de révélation d'un secret. Mais le traitement est à la fois plus épuré, voire ascétique, et poétique. Le réalisateur fait, en effet, autant dialoguer les êtres entre eux qu'avec leur environnement. Par cette dialectique subtile, il fait résonner les contrastes et révèle ce "je-ne-sais-quoi et ce presque-rien" (comme disait Jankelevitch) qui donne du sens à l'existence. Il (dé)montre cette vérité fragile située entre la vie et la mort, entre la résidence et le départ, entre l'amour et le désir, entre l'immobilité et le mouvement (caractéristiques contradictoires des volcans). "Même mort, il rit" affirme un personnage féminin du film ; voilà qui résume bien le paradoxe sur lequel se construit Casa de lava. Comme le suggère le titre même du film, demeure bâtie grâce à un matériau précédemment "vivant". Le film est une oeuvre minérale, tellurique, superbe, à l'image de l'île de Fogo sur laquelle il a été tourné, remarquablement photographié par le dernier chef opérateur de Robert Bresson, une des références de Pedro Costa. Il faut accepter et avoir l'humilité, en le regardant, de n'en saisir que des fragments, et souscrire à la définition de Godard** : "il n'y a pas à comprendre mais à prendre, accorder au cinéaste le droit de faire comme si le spectateur n'était pas le destinataire principal du film, mais un intrus, capable seulement de déchiffrer certains signes." Le voyage est à ce prix mais la destination est unique.
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*tourné en 1989, le film n'a, toutefois, été distribué en salles que six ans après sa production.
**à propos de Nouvelle vague.

Ossos


"Je ferme les yeux."

Cette nouvelle étape dans la filmographie de Pedro Costa s'accompagne également de son lot de changements. S'il existait dans Casa de lava un équilibre, au moins visuel, entre les personnages et les lieux, dans Ossos, le réalisateur se concentre essentiellement sur les protagonistes. L'apparence formelle du film, sa plastique pourrait on dire, en est, bien entendu, bouleversée. Et il est vrai que, par bien des aspects, Ossos pourrait passer pour un documentaire ; ce qui est un leurre. Car Pedro Costa ne donne pas à voir la réalité, il la suggère plutôt... comme l'on devine l'ossature à travers une silhouette. Dans ce contexte délicat, le travail de mise en images, véritable radiographie, est capital pour la réussite du projet. Ce qui explique, peut-être, la force de la photographie, saluée par un prix à la Mostra de Venise 1997.
Tina (Mariya Lipkina) va mettre au monde un enfant. Elle et son ami (Nuno Vaz) vivent dans le dénuement dans le quartier capverdien et "quart-mondiste" de Lisbonne, Fontainhas. Quelques jours après l'accouchement, Tina, désespérée par la difficulté et l'inanité de sa vie, ouvre le gaz de la cuisinière de sa chambre et attend la fin à côté de son fils nouveau-né. Le père du bébé rentre peu après et empêche ce suicide et cet infanticide. Le lendemain, il part avec son nourrisson et le nourrit grâce à la charité publique. Il rencontre bientôt Eduarda (Isabel Ruth), une infirmière qui va l'aider et l'héberger. Il lui propose, sans succès, d'acheter l'enfant. Pendant ce temps, Tina et son amie Clotilde (Vanda Duarte) essaient, mollement, de retrouver le bébé et surtout de reprendre goût à la vie.
Les événements en eux-mêmes ne sont rien si l'on ne perçoit pas les émotions, en premier lieu desquelles la douleur, qu'ils véhiculent. Ossos, que l'on peut prendre aisément pour un film naturaliste, ou pire, l'expression d'une fascination complaisante ou morbide pour la misère, est, en effet avant tout, un vecteur d'émotions. Les longs plans fixes sur les visages des personnages, sans contre-champ, en sont la meilleure démonstration. Malgré une thématique et une apparence "familières", c'est une œuvre austère, voire hermétique, dans laquelle les silences et les bruits prennent plus de place (et d'importance ?) que les paroles. Les dialogues y sont d'ailleurs rares. Cette peinture un peu inquiétante d'une cité "post-humaine" n'est peut-être pas si éloignée de l'esquisse de notre civilisation à venir : figure centrale de la femme, absence de sentiment au profit de la seule émotion et de relations mercantiles, mutisme. Il est étrange de constater, à quelques exceptions près (l'infirmière, appartenant à une autre génération, ou la prostituée, par nature) le caractère androgyne des personnages et, dans certains cas, leur ressemblance, comme s'il s'agissait d'êtres obtenus par réplication. Comme si, en voulant s'affranchir de la vulnérabilité de la chair, ne subsistait que la sèche et solide carcasse (ossos), laquelle efface toute altérité. Reste une question lancinante : Ossos est-elle une œuvre abstraite ou symbolique ? 

jeudi 27 janvier 2005

The Quiller Memorandum (le secret du rapport quiller)


"In the gap (entre les deux)."

Le film d'espionnage a connu une révolution au début des années 1960, celle de l'adaptation des romans de Ian Fleming. Il est devenu plus spectaculaire, privilégiant l'action parfois au détriment de la narration et des dialogues. Certaines productions se sont engouffrée dans le sillage des films de Terence Young et Guy Hamilton, d'autres, au contraire, sont restées attachées à la tradition des œuvres de la période qui a précédé et immédiatement suivi la Seconde Guerre mondiale. The Quiller Memorandum semble un compromis entre les deux courants. Michael Anderson, qui avait réalisé plus de dix ans auparavant un très solide film de guerre, The Dam Busters, et reste l'auteur de la meilleure version du Tour du monde en 80 jours de Jules Verne, semble avoir eu quelques difficultés à adapter le roman d'Adam Hall alias Trevor Dudley Smith. Le scénario du dramaturge et poète Harold Pinter a-t-il participé à cette confusion ? Le film a, en tous cas, du mal à être réellement convaincant.
Quiller (George Segal), un agent du Secret Intelligence Service, reçoit d'un certain Pol (Alec Guinness) la mission de reprendre une enquête sur un groupe néo-nazi berlinois qui a éliminé ses deux prédécesseurs. Il est bientôt enlevé par celui-ci, dirigé par un individu qui se fait appeler Oktober (Max Von Sydow), lequel tente en vain, grâce à une injection de penthotal, de lui faire avouer le site de son quartier général et le nom de ses contacts. Contre toute attente, Quiller se retrouve libre le lendemain matin, abandonné sur le bord d'un canal. Avec l'aide de la séduisante Inge (Senta Berger), enseignante dans un collège où un ancien criminel de guerre a été dénoncé, Quiller retrouve l'endroit de sa détention. Prenant ainsi le risque de mettre la vie de sa compagne en danger.
En regardant Quiller Memorandum, lequel n'est pas dénué de qualités, notamment photographiques, on comprend mieux, par contraste, pourquoi les films de James Bond sont efficaces. La qualité première de la franchise broccolienne n'est, paradoxalement, pas l'histoire, souvent stéréotypée, mais le rythme. Et le film de Michael Anderson en manque... cruellement. Il n'est, d'ailleurs, pas impossible que le premier responsable en soit Harold Pinter, plus à l'aise dans la dramaturgie maughamienne du Servant que dans l'adaptation d'un roman d'espionnage. The Quiller Memorandum est lent et bavard, et ses dialogues en sous-entendus (parfois à connotation sexuelle) deviennent rapidement lassants. Alors que la plupart des films d'espionnage de l'après-guerre choisissent le communisme comme cible privilégiée (The Spy Who Came in from the Cold de Martin Ritt, Torn Curtain et Topaz d'Hitchcock, The Kremlin Letter de John Huston), The Quiller Memorandum s'inscrit dans la filiation des œuvres de Litvak (Confessions of a Nazi Spy) ou de Fritz Lang (Ministry of Fear). The Odessa File de Ronald Neame viendra prendre le relais en 1974.
La faiblesse majeure, ici, contrairement à ses illustres prédécesseurs, réside dans l'utilisation d'enjeux apparemment dérisoires ou mal identifiés. De plus, le film repose tout entier, comme dans un James Bond, sur les épaules de son personnages principal. Mais George Segal n'a pas le charisme et l'humour volontiers agressif d'un Sean Connery. Et la prestigieuse distribution est plutôt sous-employée. Alec Guinness déjeune et fait de la stratégie pâtissière, le bergmanien Max von Sydow s'emploie, tant bien que mal, à jouer, "sans munitions", un méchant allemand et George Sanders fait deux courtes apparitions. Quant à la bru de Paul Verhoeven et future partenaire d'Alain Delon dans le Diaboliquement vôtre de Duvivier, Senta Berger, elle fait dans le décoratif (avec flou esthétique dans les plans où elle figure). Même la musique de John Barry doit beaucoup à sa propre partition pour Thunderball. Au final, une impression mitigée et peu de relief auquel on pourrait (s')accrocher.