vendredi 5 novembre 2004

Deux ou trois choses que je sais d'elle


"Le langage, c'est la maison dans laquelle l'homme habite."

Tourné en même temps que Made in USA, mais diffusé après, Deux ou trois choses que je sais d'elle est un des films les plus insaisissables de Jean-Luc Godard. Il ne manque d'ailleurs pas, mais c'est une constante chez le cinéaste, de déclencher la polémique au moment de sa sortie en salles. Insaisissable et insensible comme cette "Elle" du titre qui désigne à la fois Juliette, le personnage "humain" principal, et surtout la banlieue. Le film est étroitement lié à Masculin, féminin ; il est conseillé de les voir ensemble pour tenter de comprendre la démarche du réalisateur.
Juliette Jeanson (Marina Vlady) est l'épouse du peu ambitieux Robert (Roger Montsoret), garagiste de son état, et mère des jeunes Christophe (Christophe Bourseiller) et Solange (Marie Bourseiller). Elle s'adonne, comme son amie Marianne (Anny Duperey), une manucure de salon de coiffure, à la prostitution occasionnelle. Ses pérégrinations sont ponctuées par des témoignages personnelles insolites et par des images de la région parisienne, avec ses grands immeubles de béton, ses quartiers en éternel chantier, ses terrains vagues, sa désolation.
"Je filme, c'est-à-dire que je mets des choses devant la caméra. Tourner est une manière de vivre comme boxer pour un boxeur. Si je ne pouvais plus tourner, j'irais plus souvent au cinéma, je ferais de la critique. Il y a peut-être là comme une attitude morale. La morale c'est de chercher une vérité, quelque chose qu'on puisse dire clairement et qui satisfasse. Mes films sont des "essais". Je suis un essayiste à caméra." Godard fixe, par cette réponse à la revue "La Quinzaine littéraire", le postulat de son projet. Deux ou trois choses... est un essai cinématographique et un film expérimental. Ou l'inverse. Essai par sa présentation : collage d'images (encore plus accentué que dans Masculin, féminin), atonie volontaire (longs plans fixes, cadrages des acteurs peu conventionnels, narration chuchotée de Godard). Le cinéaste s'amuse à jouer sur la dualité, la duplicité, celle du personnage de Marina-Juliette* bien sûr, mais aussi par des motifs de répétition ou par le décalage régulier entre image et son.
Expérimental par son caractère faussement empirique : déclaration spontanée (ou non, voir dialogue absurde entre Robert et une jeune femme dans un bar) de parfaits inconnus, soliloques ou pensée énoncée de Juliette à la caméra. Ce qui intéresse visiblement Godard avant tout, c'est le langage et le lieu, notamment la notion d'ensemble (humain et architectural). Deux ou trois choses... essaie de traduire en images une sorte de métaphysique de la vie quotidienne (à l'image, toutes proportions gardées, de la psychopathologie freudienne) avec une inspiration, pas toujours éclose, puisée, sciemment ou non, chez les Bergson, Barthes ou Foucault (en particulier, chez ce dernier, le concept de passage d'une société disciplinaire à une société de contrôle par la gestion de l'espace métropolitain). Il n'est alors pas étonnant que, par son abstraction formelle, le film ait intrigué le public, surtout s'il y cherchait un écho intellectuel au fantasmatique Belle de jour bunuélien... "Mais tout ceci n'a pas beaucoup d'importance."
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*qui personnifie également une forme de prostitution sociale par l'urbanisme et la consommation. Voir aussi la faussement innocente question posée, au détour de la conversation, par Marianne à Juliette : "Dis donc, as-tu vu les Duperey ?"

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