lundi 28 juin 2004

Leave Her to Heaven (péché mortel)


"La vérité est parfois horribe."

Qui pourrait, aujourd'hui, citer de mémoire trois œuvres de John M. Stahl ? Paradoxalement, les remakes de certains de ses films, réalisés par Robert Stevenson et Douglas Sirk, sont moins méconnus. Ce new-yorkais de naissance, un des trente-six cofondateurs de l'Academy of Motion Picture Arts and Sciences (AMPAS), s'est principalement illustré dans le mélodrame au cours de la première moitié du siècle dernier. Back Street, signé en 1932 pour Universal, reste une de ses réalisations majeures. Comme Mankiewicz, Stahl est particulièrement adroit pour mettre en scène les actrices. Dans la décennie 1940, après Maureen O'Hara et Anne Baxter, c'est Gene Tierney qui est au centre de ce Leave Her to Heaven.

L'écrivain Richard "Dick" Harland (Cornel Wilde) rencontre Ellen Berent (Gene Tierney) dans le train qui l'emmène chez les Robie, à Deer Lake (Maine), pour terminer son dernier roman. Ellen, sa mère et sa cousine, adoptée par les Berent, Ruth (Jeanne Crain) y sont également invitées. Toutes les trois doivent répandre les cendres de leur mari ou père sur une des montagnes qu'il affectionnait particulièrement. Richard, dont la ressemblance avec feu M. Berent est frappante, et Ellen, pourtant déjà fiancée à un futur procureur, tombent presque immédiatement amoureux l'un de l'autre et se marient rapidement. Le couple s'installe à Warm Springs (Georgie), à proximité du centre de soins où réside Danny, le jeune frère handicapé de Richard. Le projet du trio de se rendre à "Back of the moon", le chalet que possède les Harland au bord d'un lac, semble faire la joie de tous. Mais, bientôt, l'amour possessif d'Ellen vis-à-vis de son mari la pousse à faire le vide autour de lui : elle se montre désagréable avec le gardien du chalet, l'un des meilleurs amis de Dick, provoque le départ anticipé de sa famille, conviée pour lui faire une surprise et est à l'origine de la noyade de Danny. Pour regagner l'attention de son époux, très affecté par ce décès, elle suit le conseil de Ruth et tombe enceinte. Mais, se sentant lésée par l'intérêt suscité par cette future naissance, elle chute volontairement dans un escalier et perd son enfant. Elle perd aussi définitivement l'amour de Dick, en particulier quand elle lui confirme ce qu'il soupçonnait : le meurtre de Danny. Pour empêcher Ruth de prendre sa place dans le cœur de son mari, elle se suicide au poison, en s'arrangeant pour que sa cousine soit accusée de meurtre.
Tiré d'un roman de Ben Ames Williams auquel on doit, notamment, la base du script du Someone to Remember de Robert Siodmak deux ans plus tôt, Leave Her to Heaven est un drame de la jalousie qui, comme The Walls of Jericho, en 1948, se donne quelques airs de film noir. Il faut, d'ailleurs, bien reconnaître que Gene Tierney n'a jamais été aussi femme fatale, au sens non figuré du terme, que dans ce film. D'une facture classique(1), et tourné dans un Technicolor(2) qui renforce le contraste entre le paradis naturel et l'enfer intérieur, c'est la prestation de l'actrice(3) qui en fait presque tout l'intérêt. Stahl joue avec talent sur l'ambiguïté de son personnage, fabuleuse beauté apparente, trouble névrotique et profonde noirceur cachés(4). Et Tierney, entre Laura de Preminger et Dragonwyck de Mankiewicz, trouve en elle les ressources pour donner à Ellen Berent une authenticité et une identité singulière. Dans le premier de ses trois films tournés avec le réalisateur, Cornel Wilde, dont High Sierra et The Big Combo sont les œuvres les plus réputées, apporte, dans un rôle de victime, un supplément d'âme "noir". Notons enfin la présence de Vincent Price(5) dans le rôle de Russell Quinton, l'ex-fiancé d'Ellen chargé de l'accusation pendant le procès de Ruth.
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1. le film est un long flash back qui se déroule en quatre époques et autant de lieux à partir du récit de l'ami et avocat du personnage principal.

2. Leon Shamroy reçoit l'Oscar de la meilleur photographie en 1946.

3. Rita Hayworth était le premier choix pour le rôle d'Ellen. Celui-ci vaudra à Gene Tierney la seule sélection aux Academy Awards de sa carrière, récompense finalement attribuée à Joan Crawford pour Mildred Pierce.
4. il cache par exemple, symboliquement son beau regard bleu derrière une paire de lunettes noirs dans la scène de la noyade de Danny.
5. dans son troisième film en deux ans avec John M. Stahl, et partenaire de Gene Tierney dans Laura et Dragonwyck.

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